L’Aquila 4 
Quelques remarques sur des images vides 
 
1.1 Le 6 avril 2009 la ville de L’Aquila dans les Abruzzes a été touchée par un tremblement de terre. 308 personnes ont été tuées et au moins 2000 blessées. Pour faciliter les opérations de sauvetage, dans les heures qui ont suivi le tremblement de terre, on a demandé à tous les habitants qui pouvaient se loger par leurs propres moyens en dehors de L’Aquila, de quitter la ville. 35000 personnes, presque la moitié des habitants de L’Aquila, sont ainsi parties.  
 
Pour ceux qui n’avaient pas cette possibilité, très vite des campements provisoires ont été construits sur de terrains réquisitionnés entre 5 et 20 km du centre ville.  
Afin de sécuriser la ville et pour répondre à l'impossibilité de vérifier la solidité de chaque immeuble et chaque pâté de maisons et enfin pour préparer une éventuelle reconstruction de la ville, les bâtiments de L’Aquila ont été systématiquement renforcés par un exosquelette très complexe et très coûteux qui a englouti une grande partie des fonds mis à disposition pour la reconstruction et la consolidation de la ville. 
 
A cause de ces mêmes incertitudes sur l’état structurel des différents bâtiments de la ville, on a interdit aux habitants de L’Aquila de rentrer dans leurs anciens foyers. Cette interdiction a été déclarée provisoire, mais elle est toujours en vigueur. De fait il fut très vite évident que « l’exil » des habitants de L’Aquila allait durer très longtemps, précisément parce que la construction de l’exosquelette avait absorbé une part considérable des fonds destinés à la reconstruction de la ville.  
 
Quand, dans un deuxième temps, la ville de L’Aquila refusa la proposition du gouvernement Berlusconi de construire un nouveau centre ville sur un terrain en friche proche du centre historique de la ville, surgit une situation d’urgence. Comme ce refus était intervenu très tard dans l’année, il y avait urgence à protéger les habitants des campements de l’approche de l'hiver. De grandes surfaces de terrain furent ainsi acquises en toute hâte pour y construire des logements. Pour l’emplacement et le choix de ces terrains, le critère décisif était leur disponibilité immédiate. Le prix d’achat n'a joué aucun rôle. Ainsi l’emplacement des différentes cités de logements autour de L’Aquila repose sur le simple hasard des acquisitions : il n'y a aucune cohérence ou interconnexion entre les différents sites.  
Après l’acquisition des terrains, un appel d’offre a été émis pour la planification des bâtiments et pour les systèmes de protection antisismiques. Mais la décision d'attribution de ces marchés n’a pas été prise par les autorités locales ou régionales, mais par l'administration centrale italienne qui a fait reposer sa décision sur le seul système de protection antisismique. Lors du choix final, c'est le système de protection antisismique le plus coûteux - mais pas forcément le plus efficace – qui a été choisi. Comme les décisions importantes étaient prises loin de L’Aquila avec comme premier déterminant la protection antisismique, la planification des espaces d’habitations à proprement parler est passée au second plan. Le coût du système de protection antisismique, combiné avec la construction des logements, a absorbé le reste de l’argent prévu pour la reconstruction de la ville. Ainsi les constructions provisoires devenaient de facto des installations permanentes qui continuaient d’être portées par l’idée du provisoire. Est ainsi apparue autour de L’Aquila une multitude de lieux d’une pérennité provisoire, des interstices à la fois spatiaux et temporels, dans lesquels il était clair qu'on allait vivre pour une durée imprévisible mais dans lesquels on ne pouvait installer une vie.  
 
1.2. Pour masquer l'incohérence des choix ayant présidé à la construction de ces cités ainsi que l'absence de tout lien avec la structure urbanistique de L’Aquila et du paysage entourant la ville, il a fallu trouver une justification à leur construction. On a donc, pour les désigner, inventé un acronyme à partir du mot italien case (maisons) : C.A.S.E. = Costruzioni antisismiche e ecocompatibili (Constructions antisismiques et écocompatibles). Sans abandonner officiellement l’idée du provisoire, cet acronyme permettait d’attribuer à ces nouvelles cités une durabilité et une légitimité supérieure à celle des immeubles de la vieille ville de L’Aquila – qui évidemment n’avaient été pensés en termes d'écocompatibilité. En même temps cet acronyme permettait de continuer à envisager « l’exil » des habitants de L’Aquila comme provisoire, toute en attribuant à la permanence de cet « exil » une notion positive - habiter dans les C.A.S.E. constitue un acte de responsabilité. Par l’invention de l’acronyme C.A.S.E. les interstices temporels autour de L’Aquila étaient installés de façon permanente.  

D’ailleurs, un seul chiffre apparaît en permanence dans le discours autour des C.A.S.E. : 30 ans. Ce chiffre est cité à chaque fois qu’il faut donner une perspective pour le début des travaux de reconstruction à L’Aquila. Mais 30 ans constituent aussi le nombre d’années définissant un changement générationnel ¬ et rendent donc forcément toute planification actuelle caduque. Les C.A.S.E. glissent hors temps. 

2.1. La « Città » est le cœur de la politique et de la société italienne. Ainsi, l’évacuation de L’Aquila valait pour ses habitants la destruction de leur espace politique et des structures sociétales de la ville.  
La construction des C.A.S.E. et leur implantation aléatoire dans les alentours de L’Aquila a fait de l’atomisation de la société un principe de structuration paysagère auquel les habitants de L’Aquila ne peuvent pas échapper.  
 
En même temps, à l’intérieure des C.A.S.E. n’existe aucune structure recréant de la cohérence sociale – telle des commerces, des restaurants, des infrastructures médicales ou des espaces de loisir. Ainsi l’atomisation de la société, la dissolution des rapports sociaux et l’impossibilité de développer une identité en concordance avec un lieu de vie devient un principe « structurant » au sein des C.A.S.E.. Il n’existe aucun espace politique ou social dans les C.A.S.E.. 
De plus, il n'y a aucune connexion par transports publics entre les différents sites des C.A.S.E. ou entre les C.A.S.E. et L'Aquila. La voiture est alors le seul moyen de transport permettant d'ouvrir les C.A.S.E. au monde. Seulement, la structure démographique est telle que la majorité des habitants des C.A.S.E. sont des gens âgés qui ne peuvent plus utiliser de voitures. Aussi à cause de à leur âge ils ne quittent que très rarement leurs logements. Ainsi, malgré le fait que les C.A.S.E. soient habités, il n'y a quasiment pas de vie visible ni d'échanges sociaux. Les C.A.S.E. n'ont pas seulement glissés hors du temps, elles sont aussi en dehors de l'espace politique et social. 
 
 
3.1. J'ai visité des C.A.S.E. lors de mon deuxième voyage à L'Aquila en décembre 2012. J'avais entrepris cette visite sur proposition d'une amie architecte et urbaniste qui souhaitait en établir une documentation photographique pour un séminaire avec ses étudiants. Pour passer le temps j'ai pris aussi des images de mon coté.
  
 
Ce qui m'a étonné lors de notre périple était l'absence totale d'impact visuel ou esthétique des C.A.S.E.. Malgré leur présence physique très forte elles étaient comme absentes. Je pouvais bien les voir mais je ne pouvais pas les regarder ou les contempler – comme on contemple une forme. Dans le roman Le Scarabée dans la fourmilière des frères Strougatsky apparaît le peuple des « pèlerins », qui en cas de danger disposent de la capacité de se replier en eux mêmes et de fuir. De la même façon les C.A.S.E. semblent se replier sur elles-mêmes et disparaître. 
3.2. Quand plus tard j'ai regardé les images prises lors de mon périple avec Virginie Lefebvre, je fus étonné de constater à quel point elles étaient vides. J'avais l'impression de ne rien voir – bien qu'elles soient pleines d'informations visuelles. Il me semblait même que les images, comme les C.A.S.E., se repliaient sur elles-mêmes – comme si leur vide les aspirait en elles mêmes. Et j'étais encore plus étonné du fait que cette rétractation des images sur elles-mêmes semblait se répandre sur l'espace environnant. L'espace dans lequel étaient montrées les images semblait disparaître avec elles. 
 
4. Il est probable que le vide des images découle de la posture ambiguë dans laquelle je me trouvais. Au fond, les C.A.S.E. ne rentraient pas dans le cadre initial de mes réflexions et mes travaux sur L'Aquila. Mais, une fois sur place il m'a été impossible de ne pas les photographier, car le ralentissement du temps et la dissolution de cohérence qu'elles imposaient à leur environnement m'ont trop fortement fasciné pour ne rien en faire. Mais en même temps je ne cessais de me convaincre en les photographiant que je ne prenais ces images que pour des raisons de documentation et non par pure fascination. Je pense que je voulais me protéger moi même d'un soupçon de voyeurisme.  
 
C'est peut-être la superposition de ces deux attitudes incompatibles – attraction par pure fascination et distance documentaire – qui a neutralisé et vidé les images dès le moment de leur prise. Mais il se peut aussi que les C.A.S.E, lors de leur rétractation visuelle sur elles-mêmes absorbent tout regard porté sur elles – tel un trou noir absorbe la lumière - et que cette force d'absorption ne laisse rien échapper. Alors les photographies des C.A.S.E. sont des non-images, désespérément vides. Mais il se peut aussi que les images, comme les C.A.S.E. elles- mêmes, absorbent les regards des spectateurs. Elles sont alors vides, car elles ne peuvent pas être regardées.