Interview avec Anne-Lou Vicente, Raphaël Brunel et Antoine Marchand, commissaires en résidence à la Maison populaire de Montreuil en 2013, et auteurs du cycle d’expositions « Le Tamis et le sable ». Retour sur une programmation dédiée à des pratiques artistiques jouant sur la transmission d’histoires souterraines, mineures, véhiculées par la narration orale ou des supports vernaculaires. Une réflexion de plus d’un an aboutissant, à travers le catalogue envisagé comme un quatrième volet, à considérer la transmission même de l’exposition notamment par le biais des traces photographiques qui en subsistent.
FZ : Vous êtes les commissaires du cycle d’expositions « Le Tamis et le sable », dont les trois volets avaient comme fil conducteur la transmission, particulièrement celle d’histoires mineures qui se dessinent à travers l’histoire officielle et dont s’emparent certains artistes. J’aime lire ce titre, « Le Tamis et le sable », comme la tentative de tamiser l’histoire officielle pour en extraire les voix et les évènements qui ont été oubliés. Est-ce que vous pouvez m’en dire plus sur le titre ?

ALV-RB-AM : On [Anne-Lou Vicente et Raphaël Brunel] s’occupe d’une revue qui s’appelle VOLUME [1] , dont Antoine [Marchand] est un contributeur régulier. Tout est donc parti de discussions communes autour d’artistes qui s’intéressent à ce type d’histoires « mineures », mais aussi autour de l’appropriation de codes, de formes, d’images ou de pratiques issus de la culture populaire, questions particulièrement présentes dans le troisième numéro de la revue.

L’appel à projet de la Maison populaire nous a donné l’occasion de mener sur une année cette réflexion développée en trois volets, convoquant des pratiques et artistes évoqués notamment dans ce numéro de VOLUME, mais sans pour autant chercher à en faire une retranscription. En réfléchissant au positionnement de ces artistes se faisant les relais ou les passeurs d’histoires réduites au silence ou tombées dans l'oubli, la notion de transmission nous est apparue comme pouvant être l’élément fédérateur, le pivot de ce cycle. Nous avons assez vite fait une sorte d’association, de parallèle, avec les « hommes-livres » du roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Plus manifeste dans son adaptation au cinéma par François Truffaut, cette communauté est composée de personnes qui incarnent une œuvre littéraire interdite et brûlée. Ce parallèle permettait d’aborder des démarches liées à l’oralité, à la mémoire, puisque les « hommes-livres » apprennent le contenu d'un livre par cœur et le récitent. Ce motif nous a servi en quelque sorte à donner vie aux formes et aux pratiques que l’on souhaitait présenter, d’en proposer une image . Mais, s'il condensait un certain nombre d’éléments qui nous intéressaient, on ne souhaitait pas que les trois expositions en deviennent l’illustration. Finalement, cette référence existe via le titre du cycle, « Le Tamis et le sable », emprunté au second chapitre du roman Fahrenheit 451, qui renvoyait aussi à l’image métaphorique du tamis : ce qui passe ou non à travers, l’idée du temps qui s'écoule. D’où ce choix un peu cryptique mais assez évocateur et poétique.

 C’est à partir de ces premiers éléments que nous avons présenté le projet ; puis il s’est redéfini au fur et à mesure de la préparation des expositions. Seule la première, « Mélodies en sous-sol », était assez conforme à ce qu’on avait développé dans le pré-projet.

 

Il y était notamment question de l’oralité, de la voix…

Oui, de la musique aussi. Les artistes présents dans cette première exposition étaient pour la plupart évoqués dans les textes écrits pour la revue. On avait une idée assez claire de ce qu’on souhaitait dire.

En revanche, effectivement, les deux expositions suivantes ont été repensées dans une forme de continuité qui est celle de ce projet en forme de cycle. Tout était en germe, les choses se sont affinées, redéfinies, et parfois même ont été sinon remises en question, du moins réinterrogées, sur certains points. Cela s'est révélé aussi très intéressant en tant que processus de construction, d’élaboration.

 

Il s'agit d'un sujet assez tentaculaire qui se ramifie lorsque l'on s'y plonge…

Tout à fait. Par exemple, le principe de la méthode des lieux est venu enrichir et progressivement construire ou en tout cas dessiner les contours de la troisième exposition, que l’on souhaitait lier à l’oralité et à la mémoire. La forme du palais de mémoire, qui consiste en une méthode pour se rappeler un discours, condensait des idées déjà amorcées et offrait l’occasion d’étendre le sujet vers l’architecture et plus largement vers les espaces physiques ou mentaux du savoir et de la mémoire, mais aussi d’interroger cette notion de mémoire à l'ère numérique.

À l'instar des « hommes-livres », le palais de mémoire constitue un motif à partir duquel on a développé un propos, ramifié, bifurqué, tout en évitant l’écueil de l'exposition thématique.

Ceci dit, pour revenir au déroulement du cycle exposition par exposition, des trois, la première était la plus liée à ces histoires mineures. D’où le titre « Mélodies en sous-sol », pour suggérer cet aspect souterrain. Il s’agissait là de remettre à jour, d’exhumer des morceaux d’histoire mis de côté, censurés, oubliés, etc. ; ou des modes de vie en voie de disparition, de changement. C’est notamment le cas de dans la vidéo Sounds from Beneath (2010-2011) de Mikhail Karikis et Uriel Orlow, dans laquelle des mineurs reviennent sur leur lieu de travail pour chanter ce qu’ils entendaient dans la mine. Se devine ici ce qui a constitué une sorte de fil conducteur tout au long de la programmation, ce jeu entre le visible et l’invisible, l’audible et l’inaudible, qui revient sous différents aspects.

 

Pour moi, ce qui est très parlant dans l’exposition « Mélodies en sous-sol », par rapport aux recherches que je fais, c’est l’œuvre The History of the World (1997-2004) de Jeremy Deller : ce réseau qui met en connexion deux types de musique très différents, l’Acid House et le Brass Band. Ça révèle aussi une méthode de pensée qui est commune aux artistes d’aujourd’hui, l’intérêt pour des branches de savoir distinctes, catégorisées par la logique rationnelle, qui se retrouvent associées dans l’œuvre d’art. Il en ressort de nouvelles possibilités d’interprétation, de nouvelles connexions entre les choses. C’est aussi une mise en réseau du savoir, de l’histoire, qui se dessine en creux dans vos expositions, peut-être de façon cachée, plutôt à travers des traces.

Il s’agissait aussi de rendre visibles ces traces. Il y a des choses intéressantes qui ressortent de la confrontation d'éléments différents, comme le fait notamment Jeremy Deller. Étaient évoquées dans cette exposition plusieurs méthodes de recherche éprouvées, comme la généalogie ou le diagramme, mais appliquées à des sujets culturels, comme l’histoire d’un sample mythique dans Can I Get An Amen? (2004) de Nate Harrison. Ces œuvres s’appuient sur des techniques ou des supports vernaculaires renvoyant à certaines pratiques culturelles spécifiques qui participent ainsi d’une transmission élargie et permettent de déplacer les enjeux historiques plus classiques.

 

Oui, car cela renvoyait à des mouvements, des utopies, des contre-cultures, des sous-cultures…

Il y avait aussi une volonté de notre part de choisir des œuvres qui aient un écho politique, et à la fois poétique, assez important, lié à la question de la prise de parole, à l’image de la pièce de Laëtitia Badaut-Haussmann, réplique d’un buste d’un ancien syndicaliste sicilien (Bernardino Verro, 2008). Il y avait donc un maillage autour de la parole, de la verve, du message politique, perceptible aussi dans les posters de Ruppersberg reprenant les vers du poème Howl de Ginsberg (The Singing Posters, 2012).

C’était un parti pris de commencer sur ce terrain des histoires mineures qui ont continué par la suite à tenir une place importante, tout comme la dimension politique sur des modes différents et de façon moins évidente, ou en tout cas moins appuyée. On peut retrouver, dans les trois expositions, les mêmes ingrédients, mais avec des dosages différents : l’oralité, la mémoire, l’image, l’émission et la réception.

En 
regardant ces éléments a posteriori, lorsqu’il a fallu s’occuper de la quatrième étape, le catalogue, le texte que nous avons écrit en conclusion du cycle des expositions parle beaucoup de ces questions présentes dès le début. Il est tout autant question de ce qui est transmis que de ce qui ne l'est pas. Il s’agit de cette articulation entre le visible et l’invisible, le dit et le non-dit, d’où le titre de ce texte que nous avons publié en exergue du catalogue : « Sous le visible ». Ce double aspect a été le moteur des trois volets, même s’ils ont montré des choses différentes. C’était aussi l’intérêt de pouvoir bénéficier de cette résidence, sur toute une année, ce qui nous a permis d'explorer et de sonder le format des expositions.

On évoquait la première qui, quelque part, était la plus évidente, la plus classique dans sa forme. Pour la deuxième intitulée « L’Intervalle », on a modifié la donne par rapport à cette idée de transmission, et donc d’émission-réception, en considérant la Maison populaire comme une sorte d’antenne émettrice. On a aussi investi la brasserie Bouchoule, autre lieu d'art de Montreuil rattaché aux Instants Chavirés, pour rejouer dans cette exposition intermédiaire une forme d’intervalle entre ces deux lieux qui montraient des œuvres assez différentes, tout en questionnant ce déplacement d'un point A à un point B et ce qui se passe entre les deux. Et bien sûr, ce que cela peut engendrer en termes d’altération, de disparition potentielle, voire de non-réception du contenu transmis. 

Cela s'est manifesté entre autres du fait que l'exposition se tienne en deux lieux mais aussi en deux temps distincts, puisqu'elle s'est terminée un mois plus tôt aux Instants Chavirés.

 

Ce qu'il y avait aussi d'intéressant dans cette deuxième exposition était la mémoire des supports, dont certains ne sont plus du tout utilisés…

Déjà là dans la première exposition, les éléments vernaculaires étaient relativement présents, mais c’est particulièrement vrai dans « L'Intervalle », notamment avec les cartes postales de Kajsa Dahlberg (No Unease Can Be Noticed, All Are Happy and Friendly, 2010), la pièce centrale de cette exposition à la Maison populaire, ou encore la carte d’orgue de barbarie de Kapwani Kiwanga. Même le film super8 utilisé par Julien Discrit est un support obsolète.

Finalement, il n’y a que dans le dernier volet qu’on est arrivés à l’ère du numérique, même si c’était déjà présent indirectement avec l’œuvre de David Horvitz (Public Access Project) dans « L'Intervalle ». Nous présentions des photographies imprimées mais le projet existe aussi sur le web via les pages Wikipédia que l’artiste a « infiltrées ». Nous avons donc aussi intégré le numérique, d’autant plus que c’était un élément très important par rapport à ces questions de transmission, de réseau et de mémoire.

C’est intéressant aussi de voir comment des artistes reviennent sur des faits anciens. Il pourrait y avoir, de manière sous-jacente, la question du retour à des histoires, des évènements passés, ainsi que de l’utilisation de supports démodés ou plutôt anachroniques.

 

J’ai l’impression que ça pourrait être lié à Internet… ce n’est pas tout à fait une réaction, ça l’est et ça ne l’est pas, parce que d’Internet on peut extraire énormément de contenus, mais en même temps on réagit à cette surinformation, à cette retransmission des informations par les médias.

C’était l’une des problématiques au cœur de la troisième exposition, « La Méthode des lieux » : montrer les possibilités qu’offre Internet, mais aussi le risque de s’y perdre. Et puis interroger la question de la mémoire, et qui plus est cette forme plus archaïque du palais de mémoire, inventée à une époque où il n’y avait pas de support imprimé.

Le palais de mémoire, aussi appelé la méthode des lieux, était une technique pour retenir un discours en projetant mentalement une architecture dans laquelle placer ses idées et circuler de l’une à l’autre comme dans autant de pièces. Elle était aussi intéressante par rapport à la déambulation qui y était liée, à la question de retrouver son chemin, les mots, se repérer. Finalement, la Toile est aussi un labyrinthe : on peut s’éloigner, dériver totalement au point que l’on ne sait même plus où l’on est, ni comment on en est arrivé là.

 

Intéressante aussi par rapport au rôle joué par l’image dans le palais de mémoire, car elle est l’élément déclencheur de la mémoire. Les parties du discours que les orateurs devaient retenir étaient transformées en images frappantes, dégoûtantes ou comiques. Puis ils les plaçaient, selon un ordre bien établi, à l’intérieur d’un bâtiment qu’ils connaissaient bien. En se promenant mentalement dans ce lieu, ils se remémoraient ainsi leur discours. Il faudrait également interroger cela en regard du pouvoir que détient encore l’image aujourd’hui.

Il y a des choses qui ressortent aussi de la typologie du support, comme le livre, qui est assez présent dans l’exposition, et aussi le musée, à travers les cartes postales des Mausoleums d’Oriol Vilanova. Comment l’image prend une place dans un espace, et comment ces espaces, le livre, le musée, peuvent aussi rejouer ou suggérer la logique de palais de mémoire.

En dernier lieu, on peut parler du catalogue, car il constitue un projet en soi. Depuis le départ il a été pensé comme un quatrième volet. On a voulu en faire plus qu’un élément de restitution des expositions, en concevant un outil où il s’agissait de s’interroger de manière réflexive sur ce que représente ce type de publication, et ce qu’il reste d’une exposition, en sachant qu’elle est par essence vouée à disparaître.

Nous avons fait un entretien avec Christophe Lemaitre, Aurélien Mole et Remi Parcollet, qui, entre autres activités, codirigent la publication de Postdocument [2] , une revue dédiée au genre photographique de la vue d'exposition. En l’occurrence, nous avons fait appel à Martin Argyroglo pour réaliser les images des trois expositions, et on a souhaité, à travers ces différents éléments, questionner la trace de l’exposition et sa potentielle patrimonialisation, de sa conservation, de sa mise en mémoire.

On a pensé le catalogue de la même manière que le cycle. Nous avons aussi réfléchi aux différents types et formats d’images, comme la planche contact, le zoom ou le gros plan sur une œuvre qui permettent de lire l’exposition et d’appréhender ses traces selon plusieurs points de vue. Autant d’images qui passent à la trappe, stockées dans des dossiers, mais que l’on n’utilise jamais, car on communique avec les mêmes quatre ou cinq visuels. Les planches contact, qui incluent l’ensemble des images en dépit de toute hiérarchie, ont ici un statut un peu spécial, du fait qu'elles viennent encadrer les vues d’exposition officielles que nous avons nous-mêmes sélectionnées. D’une certaine manière, on rejoue ici certains enjeux de l’exposition, comme celui de remettre en lumière tel ou tel élément. On pourrait peut-être parler ici d’images mineures comme on parle d’histoires mineures. En tout cas, il y a cette idée d’une marge, d’un hors-champ intrinsèquement lié à la transmission. 








Notes


[1] 
 
VOLUME - What You See Is What You Hear, Revue d’art contemporain sur le son. http://www.revuevolume.fr/ http://www.les pressesdureel.com